Je n'y suis jamais allée

Publié le par Isabelle à Paris

*À Marie*

 

Lorsque je sus que je partais pour la France, il y a de cela plusieurs mois, j'écoutais sans cesse Yann Tiersen et la musique qu'il a composé pour le film «le Fabuleux destin d'Amélie Poulain». J'avais une vision idéale de ce que la vie parisienne pouvait être. Bien que mes attentes et la réalité soient très différentes, j'oublie parfois que je demeure en ce moment dans l'une des plus belles villes du monde et à quelques stations de métro de sites qui ont marqué l'histoire de l'Europe.

 

Ce n'est pas l'aperçu du Musée du Louvre ni celui du Sacré-Coeur qui m'émerveille, mais une odeur dans l'air, une musique, un geste ou un endroit anodin réveillent une magie, un ensorcellement enterré en moi par le quotidien. Ce peut être l'odeur de la pâtisserie. Ce peut être le parfum que porte Chéri aujourd'hui, car c'est le même qu'il portait lorsque nous nous sommes rencontrés la première fois. Ce peut être le bruit que font les roues en acier sur les rails du métro. Ce bruit me rappelle que je fus ici bien avant de savoir que ma vie tournerait si rapidement.

 

L'autre nuit, alors seule dans l'appartement à lire dans mon lit, j'entendais des gens discuter dehors, au clair de lune. Pendant un bref instant, je saisis toute la nature de cette nouvelle vie : couchée dans un appartement dans le XIIe arrondissement, un vendredi soir, à lire paisiblement un bon roman, en chemise de nuit, la fenêtre ouverte et l'air du printemps au nez. Ce que je faisais n'avait rien de touristique, n'avait rien d'organisé ou de planifié. Je laissais couler du temps comme on laisse du sable s'égrainer de sa main fermée, nonchalamment, presque scandaleusement. Je ne me souciais pas de rentabiliser mon temps à Paris comme je l'avais fait des mois auparavant. J'inutilisais mon temps. J'étais devenue l'une des leurs.

 

Marcher sur l'un des multiples ponts traversant la ville et entendre un accordéoniste au bout de la rue. Cela me rappelle les fêtes de famille et mon enfance. De l'Ile St-Louis, admirer Notre-Dame-de-Paris de derrière, voir toutes ses arches qui la soutiennent. Elle ressemble à une grosse bonne femme assise sur une chaise trop étroite. En tournant dans un boulevard, voir apparaître la Tour Eiffel au loin, toute scintillante, et la voir disparaître tout aussi rapidement, comme si elle m'avait fait un clin d'oeil. Acheter un livre dans une librairie datant du XVIIIe siècle, où les volumes croulent sous le poids du temps et des histoires. Dans un coin, un vieux piano bancal, mais dont les notes encore claires et distinctes jouées par une petite fille résonnent sur les étagères, essayant de faire revivre les bouquins oubliés. La mémoire, la musique et l'odeur vieillie de l'encre et du papier s'amalgament en une espèce de mélancolie difficile à identifier. Je ne suis pourtant pas si vieille. Mais le temps piétine mon âme et chaque empreinte de souvenir ressurgit à chaque sens sollicité. Mais, me voilà étendue au soleil sous un grand platane dans un parc bondé d'enfants qui rient et de gens jouant à la pétanque, un sac de cerises à mes côtés, la brise légère qui fait frissonner, effleurement de fantômes qui jadis furent à ma place. Parfois fermer les yeux. Parfois les ouvrir et contempler l'architecture des bâtiments hussmanniens qui font le charme de cette ville. M'imaginer ce que serait la vie si je vivais dans l'appartement réservé à la haute bourgeoisie : un foyer avec un miroir au-dessus, des murs de douze pieds de haut avec de belles moulures, le plancher qui craque comme de vieux os qu'on n'épargne pas, des poignées de porte en cristal, un lit en baldaquin tout blanc, des volets en bois, une énorme baignoire sur pieds. Porter des pulls en cachemire et des écharpes en soie. Mais je sors de ma rêverie et je me retrouve assise sur la terrasse d'un café, près de la place Trocadéro, à siroter un vin blanc et à manger des pâtés. Je scrute les passants pressés et importants. J'essaie d'imaginer leur vie. Cette fille-là est étudiante au doctorat à la Sorbonne, elle rédige sa thèse sur les peintres impressionnistes, celui-là est éditeur et travaille sur une réédition commentée des oeuvres de Virginia Woolf. Ce vieillard fut libraire, c'est pour cela qu'il est si voûté sur sa canne. Il a lu toute sa vie, penché sur les univers de Balzac, de Proust, de Sartre, s'acharnant à lire malgré la lumière du soir qui faiblit, malgré la vision qui régresse. Malgré l'âge qui pèse autant que de longs romans russes. À travers les visages qui passent devant moi, j'essaie de voler un peu de leurs histoires, de saisir leur réalité. Multiple perfection de vies parisiennes à travers les yeux de l'étrangère.

 

Le beau temps est propice aux ballades dans les jardins en bourgeons et aux promenades en vélo, un panier accroché aux guidons débordant de fleurs roses et jaunes. Le temps est aux jupes plissées, aux souliers colorés faisant de petits pas. Le temps est aux bérets et aux sourires francs, aux visages ronds. Le temps est suspendu, et par le doux ballant de sa suspension, j'essaie de ne pas m'embrouiller par l'austérité du quotidien. Cela ne fait même pas un an que j'y ai mise les pieds pour la première fois de ma vie. Je n'y étais jamais allée auparavant. 

 

 

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